Walden Bello, Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 25, hiver 2021
Tout le monde le sait, la pandémie de la COVID-19 a eu un effet considérable sur l’économie mondiale. Les taux de croissance et les investissements se sont fortement affaiblis, l’emploi a fléchi, les gouvernements se sont endettés, etc. Pour certains, c’était aussi la fin de la « globalisation[2] », ou au moins d’une certaine globalisation, puisqu’il fallait refermer les frontières, cesser la délocalisation des activités économiques et rétablir des contrôles pour que les États puissent assurer une certaine sécurité sanitaire.
Cependant, si on regarde de l’autre côté du miroir, la pandémie a eu pour effet de renforcer la globalisation. Elle permet aux plus forts, dont les grandes entreprises multinationales, de renforcer leurs capacités. Elle a probablement évité une nouvelle crise financière (après celle de 2007-2008) qui semblait inévitable selon la plupart des observateurs. Elle justifie les pouvoirs autoritaires imposés par plusieurs États au nom de la lutte contre cette pandémie. Elle crée enfin un sentiment de peur et de faiblesse parmi les dominés, ce qui facilite la répression, notamment contre les grands mouvements populaires qui ont traversé la planète en 2019 et jusqu’au début de 2020.
Aujourd’hui, la question se pose de nouveau : comment penser à un monde « déglobalisé » et en même temps internationalisé, où les politiques économiques seraient conçues pour servir l’intérêt des peuples ? Pour y voir clair, il faut revenir un peu en arrière pour observer ce qui s’est passé depuis la crise de 2007-2008, puis documenter les politiques en cours pour faire face à la crise et projeter ce qui pourrait être des perspectives de reconstruction populaire.
De crise en crise
En 2008, Barack Obama devient président des États-Unis. Il affirme alors que sa priorité est de réparer le système financier mondial, fortement secoué par la crise déclenchée par le krach de Wall Street. Rétroactivement, que peut-on constater ? L’administration Obama a été très hésitante et, en gros, le système financier est resté intact, malgré les engagements proclamés en faveur de la réforme financière mondiale pris par le Sommet du groupe des 20 (G20) à Pittsburgh en 2009. La législation imposée durant l’ère Obama (le Dodd-Frank Act) n’a pas fonctionné et aujourd’hui, le système financier s’avère désordonné et fragile. La crise est reportée, si on peut dire, dans le contexte de la pandémie, mais elle est latente si on considère les faits qui suivent.
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Les grandes banques sauvées par le gouvernement américain en 2008 parce qu’elles étaient considérées comme trop grandes pour faire faillite sont devenues encore plus fortes[3]. Les dépôts reçus par les six grandes institutions financières américaines ont augmenté de 43 %. Elles ont augmenté leurs actifs de 84 % et triplé les liquidités qu’elles détenaient avant la crise de 2008.
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Les produits financiers qui ont déclenché la crise de 2008 (notamment les crédits hypothécaires risqués) continuent d’être offerts. Cela inclut environ 6,7 milliards de dollars US adossés à des créances hypothécaires. La valeur de ces actifs s’est maintenue grâce à l’achat de 1,7 milliard de dollars de ces créances.
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Les banques américaines détiennent collectivement 157 milliards de dollars de produits dérivés, soit environ le double du PIB mondial. C’est 12 % de plus que ce qu’elles possédaient au début de la crise de 2008.
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Les nouvelles étoiles du firmament financier – le consortium d’investisseurs institutionnels composé entre autres de fonds spéculatifs (hedge funds), de fonds de pension et d’autres entités d’investisseurs – continuent à se déployer dans le monde sans pratiquement aucun contrôle. Ces investisseurs sont protégés par de puissants coupe-feux, dont les paradis fiscaux, les transactions en devises ou en valeurs mobilières et d’autres dispositifs qui échappent à la législation des pays. Plus de 100 milliards de dollars sont protégés dans des abris fiscaux flottants pour les super riches.
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Les opérateurs financiers accumulent des bénéfices dans une mer de liquidités fournies par les banques centrales, dont le déblocage de monnaie bon marché, soi-disant pour accélérer la fin de la récession, ce qui a poussé le niveau mondial d’endettement à 325 milliards de dollars, soit plus de trois fois la taille du PIB mondial.
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Au lieu de contrôler davantage le secteur financier, plusieurs États ont décidé de le libéraliser encore plus. La Chine, deuxième économie mondiale, est menacée d’une implosion financière avec un marché boursier volatil, une bulle immobilière et un secteur bancaire parallèle non réglementé.
Penser une réforme structurante
Aujourd’hui, douze ans après la crise de 2008, nous nous retrouvons donc au point mort. Pourtant des réformes d’envergure seraient envisageables si les décideurs politiques étaient déterminés et agissaient en coopération. En voici quelques-unes.
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Fermer les paradis fiscaux, ce qui implique d’obliger tous les États à divulguer leurs clients commerciaux et financiers. Inutile de dire que des sanctions sévères doivent être imposées sous la forme d’amendes énormes ou de peines de prison pour les institutions et leurs cadres qui ne respecteraient pas cette obligation. Également, taxer tous les mouvements de capitaux à travers les frontières, qu’ils soient effectués entre des sociétés indépendantes ou des filiales d’une même entité. Le but de cette mesure, aussi connue sous le nom de taxe Tobin, n’est pas simplement de ralentir les mouvements de capitaux et d’instaurer une certaine stabilité financière mondiale, mais de réduire considérablement les rendements des investissements dans les fonds spéculatifs. Cela rendrait les contributeurs aux fonds moins attirés par les argumentaires de vente qui promettent des dividendes importants non imposés. Il ne faut pas oublier qu’au cours des soi-disant Trente Glorieuses, lorsque l’économie internationale d’après-guerre était à son apogée, les mouvements transfrontaliers de capitaux spéculatifs ont été sévèrement limités.
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Interdire des titres adossés à des créances hypothécaires (que l’on désigne souvent par l’anglicisme mortgage-backed security ou MBS). Ces MBS avaient permis de décharger les risques sur les acheteurs qui ont servi à l’émission de titres hypothécaires à risque. Inondé de titres toxiques, le système a failli tomber. Les mouvements de ces capitaux, mal compris même par les régulateurs gouvernementaux, constituent une menace sérieuse pour l’économie réelle.
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Réinventer une banque centrale de réserve pour garantir 100 % des dépôts. Les prêts seraient consentis par de grandes banques et financés par des fonds propres ou par une dette à long terme, et non par la création de monnaie. L’argent redeviendrait un véritable bien public avec une offre déterminée par le gouvernement ou la banque centrale. Les gouvernements n’auraient pas à lutter contre les fluctuations de la création ou de la destruction de monnaie qui se produisent automatiquement aujourd’hui lorsque les banques décident de se développer ou de contracter des crédits. Le contrôle de la masse monétaire serait transféré des banques commerciales et des marchés du crédit à la banque centrale et au gouvernement, ce qui rétablirait la capacité du gouvernement à appliquer des mesures afin de stabiliser l’économie ou peut-être même d’orienter le développement économique vers des objectifs sociétaux tels que l’égalité et la durabilité.
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Nationaliser les plus grandes institutions financières. Le Conseil international de stabilité financière (FSB) a identifié 29 banques dont la défaillance aurait des conséquences négatives au niveau mondial. Les banques ayant plus de 50 milliards de dollars d’actifs devraient automatiquement être nationalisées pour s’assurer qu’elles ne seraient pas un fardeau pour le public si une crise financière se produisait. De plus, il faut dresser des barrières étanches entre les banques commerciales et les banques d’investissement. Cette mesure, mise en place pendant la Grande Dépression (loi Glass-Steagall aux États-Unis), doit être rétablie. Également, sévir sur la cupidité des dirigeants des institutions financières. Enfin, évincer les agences de notation de crédit. Ces agences, comme Standard and Poor’s, Moody’s et Fitch, sont actuellement sur la défensive en raison des dommages causés à leur réputation, mais elles continuent de fonctionner comme des oligopoles.
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Convoquer un nouveau « Bretton Woods ». La réforme des institutions financières multilatérales est probablement l’opération la plus difficile, car la voûte des institutions mondiales et régionales qui se font passer pour un système de gouvernance mondiale est maintenant dans un état de désarroi profond – une situation qui est peut-être à son niveau le plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale, en raison de l’érosion de l’ordre libéral dominé par les États-Unis et de la crise de la mondialisation. Le Fonds monétaire international (FMI) n’a pas réussi à remplir le rôle de banquier de dernier ressort. Il est plutôt devenu le gestionnaire de l’ajustement structurel dans le monde, de concert avec le G20, le Conseil de stabilité financière (CSF) et le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire. Ces institutions n’ont pas tenu leur promesse de promouvoir la stabilisation financière mondiale. Il faudrait donc convoquer une nouvelle conférence de Bretton Woods pour créer des institutions plus représentatives dont le mandat serait de gouverner le système financier mondial, de réformer le système monétaire international et d’organiser le financement du développement économique, du développement social et de la restauration de l’environnement. Compte tenu de l’expérience historique, il serait probablement avisé de mettre en place un réseau d’institutions décentralisées plutôt que de recréer le consortium centralisé FMI-Banque mondiale-OMC. Outre la décentralisation, parmi les principes qui devraient guider le nouveau système, figureraient le maintien de l’espace de développement des économies nationales, en particulier dans le sud, la réduction des inégalités à la fois au sein des pays et entre les pays, et la réalisation d’un équilibre entre le développement économique et la protection de l’environnement.
En fin de compte, tout cela exigerait des réformes majeures au niveau de la finance mondiale et du système monétaire, notamment :
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mettre sur la table un projet pour un système mondial efficace de contrôle des capitaux et de taxes sur les devises pour contrer le pouvoir des fonds spéculatifs de transférer des capitaux d’une juridiction à une autre;
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repenser la fiscalité ciblant le 1 % (et même le 1 % du 1 %) tout en empêchant ces super riches de fuir vers les paradis fiscaux grâce à des efforts régionaux ou mondiaux coordonnés;
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imaginer des institutions de financement du développement, du climat et de la santé publique, financées par des fonds publics et non coincés dans des « pseudo-partenariats » privé-public;
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penser la création, par accord international, d’une monnaie fiduciaire pour servir de moyen d’échange international, mettant fin au monopole du dollar américain en tant que monnaie de réserve.